Trois ans après la pollution, Formosa et Hanoi enfin rattrapées par la justice

Un cas de pollution des côtes maritimes au Vietnam en avril 2016 qui restera comme l'une des plus graves atteintes à l'environnement

En 2016, le Comité Suisse-Vietnam Cosunam avait largement diffusé en Suisse une pétition internationale et une lettre ouverte auprès des autorités vietnamiennes afin qu'elles traitent cette catastrophe avec la plus grande diligence. D'une part en prenant toutes les mesures d'urgence pour traiter la pollution et d'autre part, en cessant toute répression contre les activistes qui avaient manifesté et propagé l'information à grande échelle. Une délégation des représentants des victimes avait fait une tournée d'informations en Europe et notamment en Suisse où, à l'initiative du Cosunam, elle a été reçue et auditionnée par la Ville de Genève. Cette délégation composée d'activistes pacifiques et de personnalités religieuses avait demandé justice et indemnisation équitable pour les sinistrés. Qu'en est-il trois ans après ?


Par Arnaud Vaulerin

Journal Libération

18 juin 2019

Trois ans après la pollution qui avait ravagé quatre provinces dans le centre du pays, plus de 7' 800 plaignants ont déposé une plainte collective à Taiwan pour obtenir des compensations et des informations sur les conséquences de la catastrophe.

Au Vietnam, le nom de l’entreprise est devenu synonyme de la plus grave pollution depuis la fin de la guerre d’indépendance : Formosa Plastics. Il est au cœur d’une vaste action en justice intentée contre l’entreprise par un groupe de 7'875 Vietnamiens qui ont déposé plainte le 11 juin dernier à Taiwan pour obtenir réparation après une catastrophe environnementale dans les provinces centrales de Ha Tinh, Quang Binh, Quang Tri et Thua Thien-Hue il y a trois ans.

Début avril 2016, la branche vietnamienne de la multinationale basée à Taiwan – l’aciérie Formosa Ha Tinh Steel – a rejeté en mer d’importantes quantités de substances chimiques toxiques (cyanure, phénol, hydroxyde de fer, métaux lourds). Au moins 400 tonnes de poissons et crustacés sauvages et d’élevage ont été perdus. Près de 450 hectares de corail ont été lourdement endommagés. Plus de 40'000 pêcheurs ont été privés de leur emploi, fragilisant le quotidien de plus de 176'000 personnes. Le secteur du tourisme a perdu l’essentiel de sa clientèle. Et aucune étude toxicologique d’ampleur n’a été réalisée pour mesurer les effets de la pollution sur les populations et les aliments.

Aucune confiance dans l’indépendance de la justice vietnamienne et peur de la répression

Conseillés par une coalition d’ONG et des avocats internationaux qui continuent à recueillir des preuves, les 7'875 plaignants se sont tournés vers le tribunal de Taipei pour poursuivre Formosa Plastics et une quinzaine d’investisseurs de sa filiale vietnamienne (China Steel, JFE Steel). «Ils n’ont aucune confiance dans l’indépendance de la justice de Hanoï et redoutent la répression», explique Paul Jobin, chercheur associé à l’Institut de sociologie de l’Academia Sinica à Taipei.
Tabassage

Depuis le désastre écologique, les autorités vietnamiennes se sont employées à faire taire toute critique, en multipliant les arrestations, en tabassant les manifestants et les victimes, en interdisant les rassemblements et les missions d’expertise indépendante dans les zones polluées. L’Assemblée nationale vietnamienne a toutefois mené une enquête qui a confirmé des niveaux élevés de «substances toxiques et la culpabilité de l’entreprise», selon le texte de la plainte que Libération a pu consulter. Le 30 juin 2016, Formosa a présenté des excuses publiques et promis de verser 500 millions de dollars de compensation.

«Un an plus tard, le gouvernement vietnamien a annoncé que toutes les victimes avaient été indemnisées, poursuit Paul Jobin. Mais, en réalité la grande majorité d’entre elles n’ont rien reçu. Nous voulons savoir si les 500 millions de dollars ont réellement été versés. Par ailleurs, nous allons prouver que les dommages causés ont dépassé cette somme. Les pertes économiques ont des effets à long terme. Il faut les évaluer.»


Pas de transparence ni de participation du public dans les indemnisations

Les victimes demandent des compensations complémentaires, pour l’instant évaluées à 4,46 millions de dollars. Par la voix de son président, Formosa Plastics a fait savoir que le versement avait bien été réalisé selon les instructions du gouvernement vietnamien, responsable de la distribution. Mais la coalition qui accompagne les plaignants précise que «l’accord avait été conclu avant une évaluation exhaustive des dommages et intérêts, sans aucune transparence, ni participation du public», indiquait le 27 mai 2019 l’avocat canadien Philippe Larochelle dans une note transmise au bureau des rapporteurs des Nations unies à Genève.

Dans son rapport, le juriste basé à Montréal rappelle que des «professionnels de la santé avaient signalé que les toxines libérées par Formosa étaient liées à des risques accrus de cancer de l’estomac et du côlon. […] L’interdiction de la pêche par le gouvernement a également démontré que le poisson n’était pas propre à la consommation. Enfin, le chef du département de la sécurité alimentaire et de l’hygiène du Vietnam a admis que la sécurité alimentaire des produits de la mer n’était pas garantie, même si l’eau redevenait saine».

Une plainte collective hors du Vietnam qui est un contrepoids au discours unilatéral de Hanoi

Philippe Larochelle, qui défend les intérêts de l’ONG Justice pour les victimes de Formosa, liste les nombreuses enfreintes aux lois vietnamiennes. Car, c’est là aussi l’originalité de cette plainte collective : le délit sera poursuivi en fonction de la loi du pays où il a été commis. «Comme le désastre a eu lieu au Vietnam, il faut forcément appliquer les lois de ce pays, reprend Larochelle. Par ailleurs, comme les défendeurs sont à Taiwan, les règles de compétence font en sorte qu’il est possible de les poursuivre dans ce pays. Evidemment, la situation n’est pas idéale, mais vu la situation des droits de l’homme au Vietnam, la possibilité pour les victimes de pouvoir faire valoir leurs droits à Taiwan représente une avancée importante.»

Ce procès pour juger les responsables d’une pollution environnementale prendra du temps. «Il permettra toutefois de faire enfin un contrepoids au discours unilatéral du gouvernement vietnamien et de Formosa», espère Paul Jobin. Pour l’heure, Formosa reste un tabou au Vietnam.

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Un rappel des événements de Formosa

En avril 2016, l’aciérie Formosa a déversé des rejets toxiques dans la mer, entraînant une grave pollution qui s’est étendue sur plus de 200 kms des côtes  du Vietnam.

Ce qui est particulièrement choquant dans ce drame est le comportement irresponsable des autorités vietnamiennes. Au lieu de mener immédiatement une enquête sérieuse et de sanctionner les véritables responsables corrompus au plus haut niveau, elles se sont bornées  dans un premier temps de réprimer durement les lanceurs d'alerte et les  manifestations et ensuite de rejeter les tentatives de plaintes des collectifs et des syndicats de citoyens lésés.

• 21 août 2016 : A l’initiative de plusieurs prêtres de Ha Tinh, plusieurs milliers de personnes ont manifesté contre Formosa à Vinh. 

• 27 septembre 2016 : Environ six cent pêcheurs de Ha Tinh ont déposé individuellement une plainte contre Formosa auprès du tribunal populaire de Ky Anh.

• 2 octobre 2016 : Dix mille personnes ont manifesté devant l’usine Formosa de Vung Anh. 

• 5 octobre 2016 : le tribunal populaire de Ky Anh a rejeté les plaintes des pêcheurs au motif que « les plaintes déposées et les documents les accompagnant ne contenaient pas assez de détails sur les dégâts subis par les plaignants. »

• 7 octobre 2016 : les autorités provinciales de Nghe An demandent à l’évêque de Vinh de sanctionner et de relever de ses fonctions le père Dang Huu Nam, considéré comme le l’organisateur des manifestations continuelles contre Formosa depuis cet été, et des plaintes déposés fin septembre.

• 6 décembre 2016 : le père Nguyen Dinh Thuc du diocèse de Vinh et représentant des victimes de Formosa s’est rendu à Taipei. Accompagné de plusieurs ONGs taiwanaises de défense de l’environnement, le père Thuc a rencontré le représentant du président du parlement taiwanais où il lui a remis une lettre de doléance signée conjointement par 46 organisations vietnamiennes, dont Viet Tan.

• 14 février 2017 : A l’initiative du père Nguyen Dinh Thuc de la paroisse Song Ngoc, un millier de victimes tente une nouvelle fois de déposer leurs plaintes au tribunal de Ky Anh. Les pêcheurs n’ont pas pu louer les cars pour les transporter jusqu’à Ky Anh, distante de 175 km, car les autorités ont fait pression sur les compagnies d’autocars. Elles ont décidé de faire la route à pied. Après une journée de marche, les autorités ont envoyé des voyous pour harceler les marcheurs.  

• 5 & 12 mars 2017 : de nouvelles manifestations contre Formosa ont éclaté à Vinh, à Saigon, à Hanoi mais elles ont été rapidement réprimées.

Avril et mai 2017 : Munie d'une pétition internationale ayant recueilli plus de 100'000 signatures, une délégation de représentants des victimes entament une tournée européenne d'informations auprès des instances onusiennes et ONG spécialisées. Depuis cette date, les revendications se déplacent sur le terrain juridique hors du Vietnam avec des avocats internationaux.

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Le mot de Rolin Wavre, député genevois et président

du Comité Suisse-Vietnam

Scandale Formosa 

Quelles leçons, quelles réparations ?

Nos amis vietnamiens ont fait l'expérience d'une catastrophe écologique sur plus de 200 kilomètres de côtes. A côté de nos soucis occidentaux, qui sont sérieux et en pleine évolution, ce qu'ils ont vécu était d'une autre ampleur. Les moyens d'existence de dizaines de milliers de familles réduits à néant. Des poissons morts partout. Inutilisables. Les responsables, les causes ? Qu'a-t-on fait pour que ça n'arrive plus ?

Et nous, quand nous ne sommes pas contents, nous pouvons manifester. Eux non ! Ou plutôt, ils peuvent manifester, mais au risque de leur vie, de leur intégrité et de leur liberté. Ce sont les plus grosses manifestations populaires du pays depuis des années.

La justice n'a pas agi, si ce n'est contre les manifestants. L'entreprise responsable du désastre aurait versé une grosse amende. Mais est-elle arrivée aux vraies victimes ? Je fais le pari que les petits et grands chefs du Parti communiste se sont servis largement. Ils avaient dû toucher des pots de vin lors de l'installation de Formosa, ils en ont touché sur les indemnisations. C'est ce qu'on appelle une affaire gagnant-gagnant (pour les corrompus), une affaire perdant-perdant (pour les citoyens habitant la côte polluée).

Plus que jamais, nous devrions y être sensibles au moment où l'environnement et le dérèglement climatique, certains disent l'urgence climatique font les gros titres chez nous.

Les juristes du Cosunam soutiennent les avocats internationaux des victimes dans ce combat où la liberté d'expression est vitale.