Diaspora et Boat People

30 avril 1975 : Symbole de la naissance de la diaspora vietnamienne
et du début de la tragédie des boat people

Derrière les images du drame des réfugiés vietnamiens,
les mensonges et les trahisons d'un gouvernement

Depuis des millénaires, l'histoire vietnamienne est indissociable des phénomènes migratoires. Depuis la formation immémoriale du pays plusieurs milliers d'années avant notre ère, du temps légendaire du premier empereur Hung Vuong, en passant par les innombrables invasions chinoises, jusqu'à la marche vers le Sud du premier millénaire où les populations dites vietnamiennes avalèrent la civilisation cham et refoulèrent les populations khmer vers l'Ouest, et plus tard dans son histoire moderne, entre colonisation et occupation, le Vietnam a chaviré à l'intérieur de ses terres d'incalculables déplacements de population. Mais le plus connu, le plus médiatisé et sans doute le plus douloureux fut celui des fugitifs par la mer à partir de 1975, trop célèbre tragédie des boat people.

L'histoire de la diaspora vietnamienne commence en fait bien avant mais elle prend un tournant décisif lors de la chute de Saigon le 30 avril 1975. Dès le début du siècle, entraînés dans le sillage des Français ou attirés par les perspectives de formation et de technologie européennes, les premiers Vietnamiens débarquent en Europe et au Japon. Les sursauts de l'histoire montre le pays toujours partagé entre la volonté de rénovation, de progrès et le désir d'indépendance. Nombreux furent ceux qui voyaient en l'étranger l'avenir technologique et les connaissances nécessaires à acquérir pour marquer l'essor du Vietnam.

Après l'exode d'un million de personnes du Nord au Sud à l'issue des Accords de Genève en 1954 - Accords qui partageaient le Vietnam en deux entités et qui mettaient fin à la guerre d'Indochine -, d'autres partent pour l'étranger et augmentent ces premiers noyaux communautaires, plus tard suivis par de nombreux étudiants.

Mais en 1975, tout bascule. Les événements se précipitent et conduisent à la chute de Saigon le 30 avril 1975, apportant une atmosphère de panique pour de nombreux Vietnamiens.

Près de 200'000 personnes s'enfuient avec les derniers hélicoptères américains, les derniers avions ou les premières embarcations de fortune par la mer et trouvent ainsi asile aux Etats-Unis entre mars et avril 1975. C'est le début de l'histoire des boat people. Le début de la grande poussée des communautés vietnamiennes à l'étranger.

Dès la fin de la guerre, le nouveau gouvernement va mettre en place un régime drastique. Il va pratiquer une politique de vengeance et de colonisation du Sud du pays. Camps de rééducation pour les mauvais éléments du système : les membres de l'armée sud-vietnamienne, mais aussi des médecins, des intellectuels, et même de jeunes soldats-lycéens à peine recrutés, tandis qu'une nouvelle bourgeoisie, peut-être moins traditionnelle, mais moins cultivée, plus ostentatoire et tellement opportuniste, fleurit à Saigon. La délation est encouragée, les promesses de liberté et les espoirs sont déçus, le sentiment d'être trompé va saisir les derniers habitants, qu'ils soient du Nord ou du Sud, qui croyaient encore en un nouveau Vietnam grâce à la réunification du pays.

Peu à peu se mettent en place des filières de fuite par la mer, avec l'acceptation tacite du gouvernement qui ne manque pas d'en faire un commerce parallèle en demandant des pots-de-vin à tous les étages du processus. Ligne officielle du parti : bon débarras ! Qu'ils partent, pourvu qu'ils laissent tout. A la mer, les ennemis du peuple et au besoin, toute la population de Sud Vietnam. Toutes les couches de la population sont touchées, l'extrême rigueur du régime communiste n'épargne personne et tout le monde subit les terribles privations, le strict encadrement politique et l'effondrement du niveau de vie.

Au vu des succès croissants des premières évasions, la demande et les prix des transports explosent, chaque échelon de l'organisation, allant du passeur au chef de police du district qui ferme les yeux, demandant toujours davantage. Ce coût augmente d'autant plus s'il faut risquer de transporter une famille entière et l'on peut facilement comprendre le dilemme d'un Vietnamien à choisir lequel de ses enfants pourrait partir et risquer la mort. Beaucoup ont espéré que la situation s'améliorerait avant de décider de tout abandonner et de partir au péril de leur vie, parfois obligés de prendre le risque de séparer la famille lors de l'odyssée et de ne peut-être plus jamais se retrouver.

Mais dès 1978, les dernières illusions s'envolent. Le Vietnam, en conflit idéologique avec la Chine, est en perpétuelle alerte sur ses frontières nord et décide en plus d'envahir la République démocratique du Kampuchea en décembre 1978. La population vietnamienne d'origine chinoise, les Hoa, qui détiennent le seul commerce privé du pays dans le quartier saïgonnais de Cholon, va être victime d'une véritable épuration ethnique. Fermeture du commerce de Cholon le 23 mars 1978, confiscation de biens ; certains sont déclarés illégaux, d'autres sont expulsés. Les Hoa du Nord Vietnam quittent alors en masse le pays, en fuyant sur des embarcations de fortune, souvent depuis la baie de Halong jusqu'à Hong-Kong, mais aussi en achetant à prix d'or un visa d'émigration lors d'une procédure semi-légale mise en place par Hanoi pour favoriser les départs de la communauté vietnamienne d'origine chinoise. La mort du commerce de Cholon accélère encore les effets déjà catastrophiques de la socialisation forcée du pays : les produits alimentaires manquent, comme les biens d'usage courant et les premiers touchés sont les gens des classes moyennes et des classes moins favorisées de la société. Après les bourgeois et les Hoa, toutes les couches de la population sont désormais prêtes à fuir le Vietnam et viennent augmenter de manière galopante la masse des réfugiés recueillis par les pays environnants. Selon les statistiques du HCR, qui ne comptent pas tous ceux qui périrent en mer, on peut évaluer à près de 250'000 personnes le nombre de réfugiés vietnamiens en 1979. Ni le coût exorbitant de la fuite, ni le risque de prison, ni le spectre de la mort en mer ne peuvent décourager ces milliers de Vietnamiens. Les pires horreurs les guettaient, certains se font détrousser, violer ou tuer par les pirates, d'autres sont jetés à la mer pour augmenter les chances de survie du groupe. La tragédie des boat people atteint une dimension inhumaine et extrêmement choquante pour la chronique internationale.

Les camps de réfugiés des pays avoisinant le Vietnam sont complètement bondés. A leur demande, relayée par l'opinion publique internationale frappée du sort des boat people, est organisée une conférence qui se tient à Genève les 20 et 21 juillet 1979. Le document adopté stipule que " tout Vietnamien est automatiquement reconnu comme réfugié politique et a droit à la réinstallation dans un pays occidental " ce qui représente une grande première sur le plan du droit international. Les Etats-Unis et d'autres pays européens, notamment la Suisse, intègrent de nombreux contingents de Vietnamiens qui croupissent dans les camps de premier exil, tandis que le Vietnam s'engage à davantage de zèle avec le HCR pour dissuader les départs illégaux.

La Suisse participe au plan d'accueil Action Indochine qui autorise entre 1979 et 1982 l'admission d'environ 5'000 Vietnamiens, en plus des étudiants arrivés avant 1975 et reconnus comme réfugiés politiques qui peuvent faire venir un millier de leurs proches dans le cadre de regroupements familiaux.

Le gouvernement vietnamien qualifie alors l'exode des Hoa comme un complot de Pékin, et considère tous les boat people comme de lâches Vietnamiens à la botte des Américains et du régime débauché du Sud Vietnam trompés par les perspectives occidentales, mais en réalité c'est un bel exemple de migration planifiée par un gouvernement où l'aide occidentale humanitaire se fait paradoxalement le complice d'une véritable épuration ethnique, principalement celle des Vietnamiens d'origine chinoise, ainsi que des Vietnamiens jugés indésirables par le régime de Hanoi. Et malgré ces accusations hypocrites du gouvernement vietnamien, le monde entier pouvait constater que le flux irrésistible de boat people s'était étendu à l'ensemble du spectre social et géographique, sans distinction. Le peuple vietnamien resté au pays, lui, enviait silencieusement les exilés.

La conférence de Genève sur la question des boat people fait diminuer à moyen terme les fuites illégales alors que les départs officiels dans le cadre de l'ODP augmentent au point d'excéder en 1984 les départs clandestins. La baisse généralisée des départs est interprétée comme la conséquence des engagements internationaux contractés par un régime vietnamien qui, au ban de la communauté internationale, cherche à redorer son blason. Hanoi, en cherchant des alliés, prétend faire amende honorable et laisse respirer le peuple l'espace de quelques instants pour ne pas être à nouveau mis à l'épingle. Mais derrière ce radoucissement hypocrite de l'attitude officielle, la réalité est loin de s'être améliorée. Les camps de rééducation sont toujours gonflés de prisonniers d'opinion, de soi-disant anciens dangereux collaborationnistes, qu'ils soient médecins, officiers, journalistes, professeurs, ouvriers - toutes les classes sociales y passent sous prétexte de danger de subversion capitaliste, l'économie du pays est au plus mal et les rêves de justice sociale et de paix semblent bien loin des premières préoccupations du gouvernement.

Dès juin 1987, l'exode reprend dans des dimensions inquiétantes. Alors que Hanoi, préoccupé par la chute des gouvernements de l'Est, se prépare lentement à opérer sa politique de renouveau, le Doi Moi, apparaissent de nouveaux candidats à l'exil, prêts à tenter le tout pour le tout, en fuyant à travers le Cambodge d'où les troupes vietnamiennes se retirent graduellement. Ils sont issus de la frange sociale la plus fragile et offrent l'image d'une migration de misère. Des prisonniers de camps prennent également la fuite, après qu'un armistice en 1986 en relâche un certain nombre.

Mais les pays occidentaux renâclent de plus en plus à reconnaître en tout migrant un réfugié politique. Les pays de premier asile, quant à eux, mettent en place des mesures dissuasives, voire rejettent simplement les bateaux à la mer. On voit ressurgir les images de 1979 et devant l'urgence de la situation a lieu la seconde conférence de Genève sur le statut des boat people les 13 et 14 juin 1989. Le Plan d'Action Global PAG vise à donner une solution de long terme au problème des réfugiés vietnamiens. Il s'agit de dissuader de nouveaux départs en instaurant une campagne sur les dangers des odyssées maritimes et sur la longueur et l'incertitude de la procédure de détermination du statut de réfugié. Les motivations des migrants sont dès lors plus profondément examinées. Les motivations politiques donnent droit à l'accueil définitif en pays occidental, tandis que les migrants déboutés sont incités à rentrer au Vietnam. Près de 100'000 personnes sont alors reconnues comme réfugiés politiques et vont s'éparpiller à travers le monde, ainsi qu'un certain nombre qui bénéficie des derniers regroupements de familles.

Diaspora vietnamienne à l'aube du 21ème siècle

Hanoi qualifie une fois de plus ces migrants - pour la plupart issus des couches sociales les plus défavorisées, mais également un nombre considérable d'anciens cadres communistes désavouant le parti - de vulgaires réfugiés économiques séduits par les mirages de l'Occident. Mais la situation est bien plus subtile et l'artifice digne des pires esprits : en effet, nombreux sont ceux qui recherchent un avenir plus prospère, mais leur situation économiquement catastrophique relève systématiquement de privations et mesures discriminatoires politiques, comme par exemple le retrait de la carte d'enregistrement qui prive l'individu et toute sa famille de l'accès aux biens les plus élémentaires. Sous le couvert vertueux des départs organisés, le gouvernement met en réalité une pression pernicieuse sur les indésirables du régime en opérant à des privations économiques et des vexations morales. L'image de pays de cocagne attachée à l'Occident se nourrit des envois réguliers de la part de la diaspora et ne rend la vie au pays natal que plus intolérable.

Pour tous ceux qui voient avec optimisme le Vietnam évoluer vers la période du Doi Moi, que représente un tel regain de départs désespérés ? Le 6e congrès du PCV oriente déjà le pays vers cette " nouvelle ère ", pourquoi alors cette recrudescence des départs clandestins ? Tous ceux qui sont déjà prêts à parier sur le Vietnam comme futur oasis des affaires ferment les yeux et préfèrent obnubiler le cri du peuple vietnamien. Un cri de désespoir après la disette des années 1982 à 1984 où les ventres étaient vides, les corps malades, les familles démantelées. Un cri de douleur face à la rigueur du système politique, des privations, des vexations, des emprisonnements injustifiés. Un cri de rage face à l'échec de la collectivisation industrielle et agricole du Sud-Vietnam, ce que même le parti communiste avait reconnu en 1981 déjà, mais du bout des lèvres. Un cri de reproche face à toutes les promesses de réforme restées lettre morte, au fiasco des mesures anti-inflationnistes mises en place par le gouvernement pour tenter de redresser l'économie : le regain de l'exode à la fin des années quatre-vingts entérine toute la faillite d'un système et jette une fois de plus le discrédit sur le régime communiste vietnamien qui systématise sa répression latente et qui, malgré toutes ses vaines promesses, s'est bel et bien révélé incapable d'offrir un niveau de vie décent à la population.

Après la seconde conférence de Genève en 1989 s'opère un ralentissement des départs clandestins. L'hémorragie de cerveaux et de bras s'arrête peu à peu. Mais la crise n'est pas pour autant jugulée car les camps de premier asile regorgent encore au milieu des années 90 de Vietnamiens dont le sort n'est toujours pas réglé. Le 14 février 1994, la décision est prise à Genève par la Conférence des réfugiés d'Indochine de se fixer la fin de l'année 1995 comme date limite pour la disparition des camps de réfugiés vietnamiens et si les derniers camps en Thaïlande sont fermés dans les temps, en restent d'autres notamment aux Philippines et en Malaisie. Certains ont dit qu'après 25 ans, le chapitre boat people était clôt. Mais c'est vouloir fermer les yeux sur la cause profonde de ces départs, les griefs légitimes exprimés par le flux migratoire à l'égard du maldéveloppement et des violations des droits de l'Homme que la communauté internationale s'efforce d'étouffer. Aussi n'est-il pas étonnant de constater que la Thaïlande accueille encore aujourd'hui de nombreux réfugiés vietnamiens, notamment parmi les minorités ethniques montagnardes du centre du Vietnam, mais que des boat people sont encore recueillis en pleine mer de Chine. Le flux ne tarit pas parce que la cause profonde de ces exodes n'a jamais été suffisamment combattue.

Aujourd'hui, Hanoi change subtilement son discours. Pour l'avoir entendu de la bouche d'un cadre haut placé du Ministère de la Culture, je sais que tous les réfugiés vietnamiens sont considérés avoir été trompés par l'Occident qui les incitaient à quitter la Mère-Patrie, mais on peut aussi voir à quel point le gouvernement communiste est intéressé par le confort et les éventuels fonds des communautés vietnamiennes à l'étranger. Il nous a reniés et nous considère comme des traîtres incapables de s'investir dans la juste reconstruction du pays après la guerre, mais ne veut pourtant pas laisser passer l'occasion de profiter de nos dollars (ou de nos francs suisses). Aussi, aujourd'hui, le gouvernement communiste semble reconnaître l'utilité de ces bras et de ces cerveaux qu'il a rejetés à la mer autrefois. Tout en maintenant sa ligne officielle à l'égard des boat people, il tente par sa récente résolution sur l'attitude à adopter vis-à-vis des Viet Kieu (dite résolution 36) d'attirer les investissements en donnant l'illusion que tous les Vietnamiens, même anciens réfugiés politiques, font finalement partie d'un même projet, celui du bien-être du Vietnam, et que tous les Vietnamiens de la diaspora sont des agents clé du développement du pays, s'ils veulent bien travailler pour le gouvernement.

Ces Vietnamiens qui ont quitté leur pays, quelle que fut leur origine, quelle que fut leur place dans la société d'avant et d'après-guerre, quel que fut leur niveau de vie, ancien collaborationniste ou cadre communiste désabusé, Hanoi les a reniés pendant 30 ans. Dans sa volonté d'épurer le Sud-Vietnam en le colonisant. Dans sa volonté de le punir. Dans son évidente volonté d'épuration ethnique et sociale, le gouvernement communiste vietnamien a créé un drame humanitaire de l'ordre du génocide. Et non content de pratiquer une vengeance aveugle et arbitraire sur l'ancien Sud-Vietnam en le tenant pour responsable d'enjeux qui relevaient essentiellement d'un conflit idéologique gouvernemental et des enjeux mondiaux de la guerre froide, il a également sacrifié le bien-être, le développement et les libertés fondamentales de tout son peuple - Sud, Centre, Nord, idéaliste ou pragmatique - au profit d'une idéologie carcérale et dictatoriale pour mieux maintenir l'assise du parti communiste au pouvoir.