Nguyên Huy Thiêp.
publié le 29.04.05
Le 30 avril 1975 est une date-clé de
l'histoire du Vietnam. Pour bon nombre de Vietnamiens, surtout
ceux qui étaient en âge de prendre part au conflit, ce
jour-là est sacré. Ils ont combattu, ils ont vaincu. Grands
furent les sacrifices, et les pertes. Des millions de morts et
de blessés. Et au Vietnam il n'est pas de famille qui n'ait
été impliquée d'une manière ou d'une autre dans cette
guerre. La victoire a coûté cher.
Pour certains, elle a donné un sens et une
valeur à leur existence. Ils ne permettent pas qu'on y touche,
qu'on remette en cause son "caractère sacré"
. On peut les comprendre. Devant ces gens qui se sont engagés
corps et âme dans le conflit, avec beaucoup de naïveté, je
m'incline. Leurs blessures, physiques et morales, sont
effroyables. Comment oublier cette femme dont les neuf enfants
sont tombés au front, ces hommes amputés des quatre membres...
Mais comment oublier cette phrase de Nguyên Duy, poète de la
génération de la guerre : "Dans une guerre,
qu'appartienne la victoire à qui voudra ! Le peuple perd
toujours." Vérité qu'on ne peut nier.
Même chez les écrivains les plus critiques,
qui aiment à décortiquer les problèmes sociaux, on trouve
beaucoup de prudence ; il ne s'agirait pas d'effleurer un sujet
si sensible. Un sujet résumé en une phrase : "Sans ce
jour-là, nous ne serions pas là" - le leitmotiv du
gouvernement actuel. Elle fonctionne comme une sorte de
barrière, empêchant les impudents qui oseraient creuser le
sujet et interroger le sens de cette guerre. La guerre ? Cette
simple question est une braise qui brûle les doigts de
quiconque la saisit.
Il existe entre les pères, ceux qui
participèrent à cette guerre, et les fils, ceux qui sont nés
après le 30 avril 1975, une divergence de vue radicale. Pour la
jeune génération, les valeurs des pères lui paraissent
absurdes. Elle représente les forces vives du pays et son
regard se tourne vers l'avenir. Qui reste-t-il pour se
préoccuper du passé ? Les vieux, bien sûr, ces
"naïfs", qui se sont engagés à corps perdu dans
l'effort de guerre. Mais est-on vraiment sûr qu'ils y pensent
encore, eux qui, pour vivre, doivent concentrer leurs efforts
sur le quotidien ?
Le passé est derrière eux. J'ai été très
ému par un reportage télévisé. Les soldats qui avaient
conduit les tanks vers le palais de l'Indépendance (le
palais présidentiel du Sud-Vietnam) étaient retournés à
la campagne et travaillaient dans les rizières, certains
étaient devenus coiffeurs ou encore xe ôm (mototaxi).
Ils ignoraient tout de leur héroïsme, et ne se doutaient pas
que la victoire avait été attribuée à d'autres, à des
profiteurs qui, certes, avaient combattu, mais n'avaient pas la
même sincérité.
Pour conquérir le monde, les communistes ont
entraîné le peuple dans des guerres impitoyables. Et on peut
apprécier aujourd'hui toute leur détermination à travers les
archives et les slogans de l'époque : "Que celui qui a
un fusil utilise son fusil ; que celui qui a une épée utilise
son épée. Si vous n'avez ni fusil ni épée ; les bâtons, les
pelles, les pioches feront l'affaire", ou encore :
"Les montagnes Truong Son dussent-elles être réduites
en cendres que notre combat pour l'indépendance et la liberté
ne faiblirait pas", "Que la guerre dure dix,
vingt ans ou plus, qu'importe, le peuple vietnamien ne craint
rien..." Cette volonté de fer a été décisive, mais,
au fond, l'enjeu suprême de ce combat révolutionnaire pouvait
se résumer ainsi : accaparer le pouvoir et gouverner.
L'ironie de l'histoire, c'est qu'au moment
où les communistes vietnamiens ont gagné, ont eu le monde
entre leurs mains, le communisme vacillait déjà. Le vieux
système socialiste ne pouvait plus s'accorder avec l'époque et
cette nouvelle donnée se révélait une équation bien ardue
pour les dirigeants du pays. Tenir le gouvernail à travers les
eaux incertaines de l'après-guerre, comme pendant l'ère
post-soviétique, a supposé stabilité politique, ouverture à
l'économie de marché et au monde extérieur... Ce fut une
entreprise considérable, pour ne pas dire prodigieuse, un
combat de trente ans qui a bien plus de sens que toutes les
luttes fratricides qui ont précédé. Un sens positif,
difficile, complexe.
Dans l'histoire de la Chine, on relate une
conversation de Gaozu Liu Bang, le fondateur de la dynastie des
Han. Après avoir fondé l'empire, il ne quitta pas son mode de
vie fruste. Le jour de l'audience donnée à Lu Jia, mandarin de
la cour, l'empereur le reçut sans cérémonie, allongé parmi
ses concubines. Le mandarin le lui fit remarquer, mais la
réponse fut brève : "Naguère je ne connaissais
d'autre siège que la croupe de mon cheval, cela ne m'a pas
empêché de conquérir le monde." "Sire, vous
auriez conquis le monde que vous ne gouverneriez pas pour autant"
, répliqua Lu Jia. L'empereur comprit. Il créa des rites et
établit des lois.
Le Vietnam a fait des pas de géant, la
pauvreté a nettement diminué. On ne peut pas nier
l'extraordinaire vitalité du pays. En cela, le gouvernement a
déployé une énergie incroyable. Mais peu de gens lient les
conséquences de la guerre et du combat révolutionnaire avec la
destruction d'une tradition culturelle ancienne et la voie
ouverte à un opportunisme sans foi ni loi qui sévit dans tout
le pays.
Aujourd'hui, pour combler la perte des
valeurs traditionnelles, on poursuit un mode de vie
matérialiste, violent, hédoniste. La morale s'est dénaturée.
La corruption est un fléau qu'on ne peut endiguer. Ces
malversations contaminent l'esprit de la jeunesse.
Une démocratie sans responsabilité, un mode
de vie sans lendemain trouvent un terreau favorable sous la
bannière du communisme. Si on n'y prend pas garde, la situation
deviendra incontrôlable ; on ne pourra plus faire régner la
justice, et tout cela nous conduira vers une dictature. Car
seule la dictature sera capable de ramener l'ordre social et
économique. Or la dictature politique n'est pas un avenir.
Que devient un écrivain dans un pays "sauvage",
en voie de développement, comme le Vietnam ? Aujourd'hui, le
combat révolutionnaire est toujours promu au premier rang des
sujets littéraires. Les auteurs militaires gardent une place
très importante dans l'Union des écrivains vietnamiens et
jouissent d'un traitement de faveur ; leur fonction est
équivalente à celle de commissaires politiques dans l'armée.
Les œuvres qui traitent de la guerre sont épiques, louent ses
mérites, vont en sens unique.
Pour ce travail combien d'argent, d'encre, de
papier ? Quel écrivain osera parler franchement de la guerre ?
Il ne s'agit pas de relater des faits ou de retranscrire des
témoignages (il y en a des milliers). Il ne s'agit pas non plus
d'imaginer; l'écrivain doit seulement montrer la nature et le
sens profond de la guerre, dire sa terrible vérité. Ce n'est
pas chose aisée dans le Vietnam d'aujourd'hui, cela équivaut
à un suicide.
L'année dernière, j'ai parcouru le pays. A
Saïgon, j'ai rencontré Nguyên Van Hanh, un de mes anciens
professeurs il fut un temps le chef adjoint du département
de la culture et de la pensée au comité central du Parti
communiste. "Si tu veux écrire quelque chose sur la
guerre, il vaut mieux que tu écrives sur la guerre contre les
Français, m'a-t-il dit, car la plupart des protagonistes sont
morts. Mais si tu écris sur la guerre contre les Américains,
tu cherches ton malheur : c'est du suicide !"
J'ai compris son conseil. La vie est courte,
il y a encore plein d'autres sujets pour écrire, et il faut
vivre...
Nguyên Huy Thiêp
écrivain, vit à Hanoï.